Paris Match du 4 février 1993

Interview d'Hubert de Givenchy,
2 semaines après la mort d'Audrey

Givenchy : "On m'annonce Miss Hepburn... Je m'attends à voir Katharine, mon idole,
je découvre une jeune fille filiforme..."


Paris Match. On a souvent parlé de l'extraordinaire présence d'Audrey Hepburn. Cette magie vous a t-elle été perceptible dès votre première rencontre ?
Hubert de Givenchy. C'est assez difficile à dire, car les circonstances, à la vérité, ne s'y prêtaient pas. J'étais alors aux touts débuts de ma maison de couture, et on m'a annoncé "Miss Hepburn". Le film Vacances romaines n'était pas encore sorti en France, je n'avais jamais entendu parler d'Audrey et je m'attendais à voir entrer Katharine Hepburn, pour qui j'éprouvais une admiration sans bornes. Au lieu de quoi je découvre dans l'encadrement de la porte une jeune fille filiforme à l'air très fragile et aux grands yeux de biche. Elle portait un petit pull-over, un pantalon Vichy et un chapeau de gondolier avec une grande marque "Venise". Elle m'a immédiatement dit pourquoi elle venait me voir : elle cherchait des robes pour un film qu'elle devait tourner Sabrina, et dont le scénario racontait précisément l'histoire d'une jeune fille qui venait s'habiller à paris. Je lui ai dit la vérité : j'étais en pleine collection et je n'avais pas le temps de m'occuper d'elle. Elle a insisté. De guerre lasse, j'ai fini par lui essayer les modèles de ma collection en cours. Ils lui allaient tous. On a donc décidé de lui en prêter des copies. Le soir même, nous sommes allés diner à Saint-Germain-des-Prés. Et c'est là qu'Audrey m'a vraiment conquis. Elle m'a raconté sa vie, sa passion pour la danse, sa rencontre avec Colette, comme si elle avait tourné Gigi. J'ai vu qu'elle était une femme très différente des autres et j'ai alors éprouvé pour elle une extraordinaire sympathie. Audrey, qui était d'une fidélité et d'une loyauté admirables, n'a jamais oublié non plus cette première rencontre. Elle a été très touchée que j'aie consenti à l'aider alors que je ne la connaissais pas. Pour chacun des films qu'elle a tournés ensuite, elle a voulu que je l'habille. Au fil du temps, notre amitié s'est approfondie, je suis devenu son confident, j'ai partagé avec elle toutes ses joies et ses peines, les bonnes et les mauvaises nouvelles, son mariage avec Mel Ferrer, la naissance de ses enfants, ses séparations.

P.M. On n'a jamais beaucoup parlé de sa vie privée dans la presse. Comment parvint-elle, avec son immense célébrité, à protéger sa vie privée ?
H. de G. Ce qui était étonnant avec Audrey, c'est qu'elle savait parfaitement diriger son existence. Quand elle souffrait - et elle a beaucoup souffert -, elle ne disait rien. Je la sentais tracassée, mais, par tempérament, je n'osais pas poser de questions. Mais, dès qu'ele avait pris une décision, elle m'appelait. Alors, je lui disais, comme tout véritable ami l'aurait fait : "Audrey, êtes-vous sûre d'avoir raison , Ne croyez-vous pas qu'il vaudrait mieux... ?" Il n'y avait rien à faire, sa décision était arrêtée. Voilà pourquoi je trouve tellement injuste qu'elle meure au moment où elle avait enfin trouvé la sérénité dans sa jolie maison des environs de Lausanne, cette demeure qui portait un nom qui lui ressemblait tellement, "La Paisible" : fraîche, comme elle, blanche, naturelle...

P.M. Le regard intense d'audrey Hepburn était légendaire, comme son port de tête. Quand on la voyait, on avait l'impression qu'elle était constamment en état de résistance. A quoi attribuez-vous ce comportement ?
H. de G. Cela lui venait de très loin, de son enfance. Elle avait été très marquée par la séparation de ses parents, alors qu'elle n'avait que 6 ans, puis par l'occupation allemande, les atrocités commises contre les juifs, et spécialement contre les enfants. D'où son engagement en faveur de l'UNICEF, car, jusqu'à ses derniers jours, elle ne pouvait pas supporter de voir souffrir les enfants. C'était viscéral en elle. Elle avait dû aussi travailler très dur : elle était extrêmement jeune quand elle a commencé à gagner sa vie. Son aura, elle l'avait conquise, elle l'avait mérité à force de travail. Elle était très disciplinée, toujours à l'heure, très pointilleuse. Un détail parmi des milliers d'autres : quand elle essayait un vêtement, elle voulait bouger avec lui, elle le testait, elle marchait, elle s'asseyait, elle voulait qu'il la suive, qu'il fasse corps avec elle. Ce n'était pas seulement pour elle une parure. Elle mettait de la rigueur en tout.

P.M. Et cependant , elle demeurait magique... Quel était son secret ?
H. de G. Je crois que c'était une femme qui se savait différente et qui a voulu se créer un style. Je l'y ai aidée, mais l'essentiel lui revient.

P.M. Elle disait pourtant que vous la protégiez... Qu'habillée par vous elle n'avait plus peur de rien...
H. de G. Oui, peut-être, puisqu'elle le disait... En tout cas, jusqu'au bout, même quand je me suis contenté de lui créer des blouses pour aller parler de l'UNICEF à la télévision, elle a su parfaitement ce qu'elle voulait. J'essayais d'adapter mes dessins à ses désirs. Elle connaissait parfaitement son visage et son corps, dans leurs beautés et leurs défauts. Par exemple, pour Sabrina, elle voulait un décolleté qui cache ses salières. Je l'ai inventé pour elle et il a fait école... si bien qu'ensuite je l'ai appelé le "décolleté Sabrina".

P.M. Elle est arrivée sur le devant de la scène à un moment où la mode était plutôt aux femmes pulpeuses, genre Brigitte Bardot ou Martine Carol. Comment a-t-elle fait pour s'imposer ?
H. de G. Elle était extrêmement mince, mais je crois que l'essentiel, en Audrey, était ailleurs. Il y avait son regard, sa démarche, son air de gamine à la fois pétillante, désarmante et intelligente. Tout cela changeait, et la mode, bien souvent se nourrit de contrastes. Et, plus profondément, Audrey tranchait par son professionnalisme d'actrice et l'étendue de son registre au théatre et à l'écran. Elle pouvait tout jouer, Shakespeare comme Giraudoux. Elle était comme dans My Fair Lady, ou en simple pull-over, comme dans Seule dans la nuit. C'était l'intelligence et l'élégance pures.

P.M. Certains de ses regards laissaient pourtant l'impression d'une intense fragilité.
H. de G. Audrey était un mélange très surprenant de douceur incroyable et d'énergie à toute épreuve. Quand elle tournait, elle se levait à 5 heures du matin, repartait s'occuper de ses enfants au moment de la pause, puis revenait tourner, et ainsi de suite. Dans son engagement dans l'UNICEF, elle a déployé le même souverain dynamisme. Car elle ne se contentait pas d'aller constater sur place les famines, les maladies, le calvaire des enfants du tiers-monde. Quand elle revenait, elle poursuivait son oeuvre. Inlassablement, elle allait expliquer ce qu'elle avait vu, elle demandait aux grands de ce monde d'intervenir, elle témoignait de la souffrance humaine, toujours à sa façon, discrète, sobre, vraie. Il y avait quelque chose de surhumain en Audrey. Elle arrivait toujours à dominer ses émotions.

P.M. Mais elle se définissait elle-même come une femme "très nerveuse et hypersensible".
H. de G. Elle l'était en effet. Il y avait quelque chose en elle du petit oiseau perdu. Elle avait d'ailleurs une voix fragile, et tout en elle était frêle. Mais, à part l'apparence physique, sa sensibilité ne se trahissait qu'à une seule chose : ses mains. Comme je le savais, j'étais l'un des seuls à deviner ce qui se passait en elle. En public, tout spécialement quand on la couvrait d'hommages et de compliments, elle était si émue qu'elle devait se concentrer avec une force incroyable pour refouler ses sentiments. En quelques instants, elle arrivait à se reprendre, à retrouver toutes les apparences de la sérénité et jouer exactement le rôle social qu'on attendait d'elle. Dans ces moments-là, il m'arrivait de penser qu'elle prenait beaucoup trop sur elle-même et qu'il aurait mieux valu qu'elle s'extériorise.

P.M. Avez-vous réussi à cerner un jour qu'elle était sa blessure secrète ?
H.de G. Elle ne m'en a jamais parlé.

P.M. En dépit de vos quarante-deux ans d'amitié ?
H. de G. Je suppose que c'étaient les horreurs auxquelles elle a assisté en Hollande pendant la dernière guerre mondiale, car elle n'a jamais voulu aller en tournée en Allemagne. Elle refusait systématiquement tout engagement outre-Rhin. Par ailleurs, elle avait eu beaucoup de mal à devenir mère; elle avait désespéré longtemps d'y arriver. Quand elle y est parvenue, elle a considéré très sincèrement que c'était une grâce divine. Son engagement dans l'UNICEF était la forme qu'elle voulait donner à sa reconnaissance envers Dieu.

P.M. Elle était croyante ?
H. de G. Absolument. Et si attentive aux autres ! Juste avant ses obsèques, dans sa maison de Lausanne, au dessus de l'odeur des fleurs, j'ai reconnu une odeur de pomme. J'ai voulu savoir d'où elle venait et j'ai interrogé un domestique. Une partie du cellier était remplie par la récolte de l'automne dernier, que l'on s'apprêtait à envoyer, selon le voeu d'Audrey, comme tous les ans, à l'Armée du salut. Audrey était ainsi : elle s'occupait constamment des autres, en toute discrétion, en toute humilité. C'était cela qui était merveilleux en elle et qui faisait d'elle quelqu'un de presque immatériel, malgré les années.

P.M. Comment a-t-elle réagi quand elle appris qu'elle avait un cancer ?
H. de G. Là encore, elle a été stupéfiante. Elle ne se sentait pas très bien depuis plusieurs mois, mais elle était persuadée qu'elle avait contracté une amibiase à force de se rendre dans les pays du tiers-monde. C'est donc dans cet état d'esprit qu'elle a consulté un médecin. Il a bien fallu qu'il lui apprenne la vérité : elle avait un cancer qui était à un stade extrêmement avancé. Alors, elle m'a dit : "Voyez-vous, c'est grâce aux enfants que je vais pouvoir être soignée. Si je n'avais pas cru que c'était une amibiase, je n'aurais pas vu le médecin." Elle voulait toujours voir le bon côté des choses et, pour elle, le bon côté ne pouvait venir que des enfants.

P.M. Que s'est-il passé quand l'opération qu'elle avait subie a révélé qu'elle était condamnée à très brève échéance ?
H. de G. Là encore, elle a voulu se battre. Comme elle l'avait fait contre la famine, quelques semaines plus tôt, à son retour de Somalie, quand elle était allée expliquer au président Bush la situation sur place et lui demander de séparer les belligérants. Mais la maladie, elle, n'a pas voulu écouter Audrey. Ni aucun de ses amis, bien sûr... C'était d'ailleurs bouleversant, car elle était tellement aimée que je ne cessais de recevoir des lettres d'inconnus qui, ayant appris qu'Audrey était malade, m'écrivaient : "Je connais tel médecin qui pourrait la sauver. Allez le voir de ma part, nous allons tous nous battre ensemble..."

P.M. Quelle image gardez-vous d'elle ?
H. de G. Je repense à ses obsèques, qui lui ressemblent tellement, toutes simples, toutes fraiches, en présence de tous ceux qui l'aimaient, célèbres ou inconnus. J'entends les mots rustiques du pasteur - celui-là même qui l'avait mariée et avait baptisé ses enfants -, j'entends les mots magiques de l'homélie de Saddrudin Khan, j'entends aussi les mots d'amour qu'a eu la force de prononcer son fils Sean, et la belle phrase de Liz Taylor : "Maintenant, voilà un ange de plus aux côtés du Bon Dieu." Tout le monde était uni dans la tendresse et l'amour. Malgré la dureté de la vie, Audrey avait su garder en elle une part d'enfance. Et cette magie-là, elle avait passé sa vie à vouloir nous la rendre. C'est cela qui a fait d'elle une fée, une douce magicienne inspiratrice d'amour et de beauté. Ces fées-là ne s'en vont jamais tout à fait.